L’Europe avant le crash

17/12/2016

La Banque Centrale Européenne devrait stimuler l’économie réelle, en finançant l’investissement ou en transférant de l’argent vers les ménages les plus modestes, plutôt qu’en créant de nouvelles bulles financières.

Cet article de Fabio de Masi, Stefano Fassina et Oskar Lafontaine a été publié la première fois le 4 avril 2016 dans le journal allemand FAZ, et dans le quotidien italien Corriere Della Sera le 11 avril 2016. Merci à Catherine Gargoulaud pour l’adaptation française.

La prochaine crise financière approche. A cause de la dérégulation des marchés financiers, la privatisation des systèmes de retraite, et l’augmentation de la précarité et les politiques d’austérité budgétaire des gouvernements, une partie de plus en plus important des masses financières se  dirigent vers les marchés financiers, en raison d’un manque de demande et d’investissement dans l’économie réelle.

Depuis la crise économique et financière de 2007, la Banque Centrale Européenne (BCE) a essayé de maintenir l’Europe, son patient malade, sous respiration artificielle, en lui injectant de l’argent facile, tout en la saignant avec politiques d’austérité budgétaire, de gel des salaires et de coupes dans les retraites.

L’argent facile de la BCE n’aboutit pas dans l’économie réelle parce que les entreprises et les gouvernements n’investissent pas, malgré des taux d’intérêt à 0%. Par contre, les bourses et les gens aisés sont ravis parce que les banques centrales rachètent leurs titres financiers et soutiennent les cours de bourse. Beaucoup d’études le montrent, par exemple celle de la Banque d’Angleterre[1], la politique de quantitative easing a renforcé les inégalités de richesse.

Le temps est venu par conséquent de dire la vérité, aussi inconfortable soit-elle : quand la prochaine crise financière surviendra, les banques centrales seront démunies. Le débat sur l’abolition du cash, sous prétexte qu’ils financent le terrorisme, est de fait d’actualité parce que les banques centrales sont incertaines quant à l’avenir.

“Cette politique financière n’est pas logique”

Des intérêts négatifs sur les dépôts bancaires à la BCE n’ont pas encouragé les banques à prêter plus d’argent puisque les entreprises ne souhaitent pas investir. Maintenant les citoyen(ne)s européen(ne)s vont être obligé(e)s de mettre leur argent à la banque au lieu de le cacher sous leur matelas, ce qui permettra aux banques de facturer des agios à leurs clients et les obligera à consommer. Cette politique financière est illogique, mine la confiance dans la garantie des dépôts bancaires, et risque de provoquer une panique bancaire.

La politique monétaire ne peut aboutir si elle n’est pas soutenue par une politique fiscale adéquate. Cependant le pacte fiscal de l’UE a mis de nombreux gouvernements européens dos au mur. Leur capacité budgétaire est également limitée en raison du poids de leur dette publique – cette dernière provenant des coupes budgétaires qui mettent un frein à la croissance, et du sauvetage des banques d’une taxation insuffisante sur la richesse.

La BCE pourrait financer l’investissement public 

La BCE devrait dès lors changer de cap et financer les investissements plutôt que les bulles financières. Au lieu d’acheter des titres de dette publique aux banques et aux riches et d’injecter encore plus d’argent dans les marchés financiers, la BCE devrait stimuler l’économie.

Mario Draghi pourrait financer des investissements publics, tout en cherchant à atteindre son objectif de stabilité des prix, et ainsi injecter de l’argent dans l’économie réelle jusqu’à ce que, par exemple, l’effrayant taux de chômage des jeunes baisse. Cela encouragerait l’investissement privé. Des services publics indispensables pour l’avenir, tels que l’éducation et la recherche, le logement social et un service public décentralisé de l’énergie ont été pendant longtemps négligés. Cet abandon nous fait cruellement défaut aujourd’hui avec la crise des migrants.

Il faut reconnaître que la BCE devra ignorer l’interdiction de financement monétaire des gouvernements, tel que cela a été défini par les traités européens et la Bundesbank. Après tout, il n’est vraiment évident ce pourquoi l’argent des banques serait-il un argent positif, alors que l’argent des gouvernements serait forcément mauvais. La crise de l’immobilier en Espagne et l’effondrement des marchés financiers ont démontré que les banques ne sont pas plus doués dans la gestion des fonds que ne le sont les gouvernements.

La BCE pourrait aussi faire des transferts d’argent vers les comptes bancaires des foyers les plus modestes. Il lui suffit d’appuyer sur le bouton, et cela est déjà possible sous les traités européens. Cette idée nous renvoie à l’économiste néo-libérale Milton Friedman, qui utilisait l’analogie de l’ « helicopter money » dans sa théorie économique, de l’argent distribué depuis un hélicoptère sur la population. Cependant, le financement d’investissements nous semble plus pertinent sur le long terme que de injections d’argent ponctuelles pour stimuler la consommation.

Nous savons que cette proposition ne sera pas retenue. En fait, la BCE a décliné cette option en Grèce parce que le gouvernement Tsipras a d’emblée refusé de baisser les salaires et les retraites partant d’aggraver la situation économique. C’est pourquoi Joseph Stiglitz, Prix Nobel d’Économie, et Mervyn King, l’ancien gouverneur de la Banque d’Angleterre s’attendent à ce que l’euro s’effondre.

Donc, en cas d’incertitude, les gouvernements doivent mettre en application leurs propres politiques monétaires de façon démocratique. Cependant, cela demanderait un retour vers une dévaluation et réévaluation des monnaies nationales à l’intérieur du Système Monétaire Européen (SME). Pour éviter de devenir la victime de spéculation financière, ces pays qui quitteraient l’euro devraient d’abord entrer dans le SME avec le Danemark. Ce dernier demanderait aux banques centrales des pays concernés, y compris la BCE, d’intervenir sur les marchés financiers si les taux de change devaient dévier de leur marge de fluctuation. Des ajustements réguliers des taux de change seraient laissés à la discrétion des ministres des finances, conformément aux traités européens.

 

Avec un nouveau Système Monétaire Européen et des banques centrales démocratiquement contrôlées, l’économie dans l’Union Européenne pourrait se reconstruire et la démocratie européenne serait protégée contre les ravages des marchés financiers. 

Oskar Lafontaine a été Ministre fédéral des Finances et a présidé le SPD (Parti Social Démocrate) et a co-présidé DIE LINKE (Le Parti de Gauche) en Allemagne.

Stefano Fassina a été vice-ministre à l’Économie et aux Finances en Italie, a travaillé pour le Fond Monétaire International (FMI) et est membre de la Chambre des Députés (avec Sinistra Italiana [gauche italienne])

Fabio de Masi (DIE LINKE) est membre de la Commission des Affaires Économiques et Monétaires au Parlement Européen

liens:

  1. http://www.bankofengland.co.uk/publications/Documents/quarterlybulletin/qb120306.pdf